Jamais le savoir n’a été aussi accessible.
Jamais, pourtant, l’acte d’apprendre n’a semblé aussi utilitaire, aussi bridé, aussi déconnecté de l’élan naturel de curiosité qui devrait le porter.
À l’école, en formation, au travail : trop souvent, on apprend pour cocher des cases, pour obtenir un diplôme, pour justifier une compétence attendue. Le plaisir d’apprendre, lui, est relégué au second plan — parfois oublié.
Pourtant, la curiosité n’est pas un luxe. Elle est le moteur premier de tout apprentissage authentique. Elle nourrit la motivation, la créativité, la capacité à relier les savoirs. Elle donne du sens au savoir lui-même.
Alors que nous sommes aujourd’hui saturés d’informations, que tout nous pousse à consommer du savoir au lieu de le construire, comment réapprendre à apprendre ? Comment restaurer une pédagogie de la curiosité, porteuse de plaisir et d’émancipation ?
C’est ce que cet article propose d’explorer.
Pourquoi apprendre est devenu un acte utilitariste
Le règne de l’apprentissage utilitaire
Depuis plusieurs décennies, sous l’effet conjugué de la mondialisation économique et des politiques publiques axées sur l’employabilité, l’acte d’apprendre a glissé vers une logique purement utilitariste. Comme l’observe Philippe Meirieu, les compétences dites « clés », les blocs de compétences, la validation des acquis se substituent peu à peu à une culture du savoir fondée sur le plaisir de comprendre et la construction d’une pensée autonome.
Derrière ce mouvement se cache une vision marchande de l’éducation, dénoncée par de nombreux chercheurs en sciences de l’éducation. On apprend pour répondre aux exigences du marché du travail, des tableaux de bord ministériels, des grilles d’évaluation européennes.
Quand un parcours de formation est conçu comme un parcours de conformité, il ne produit plus rien — il vérifie l’aptitude à se conformer.
Cette approche, largement promue par l’OCDE et ses classements internationaux (type PISA), valorise un savoir directement monnayable. Ce qui n’est pas « utile » à court terme disparaît. Et légitimement, les apprenants eux-mêmes finissent par se demander : à quoi bon apprendre pour le simple plaisir de comprendre ?
Une école qui bride la curiosité ?
Les travaux de chercheurs comme Guy Avanzini ou Edgar Morin ont montré que l’école moderne, en cherchant l’efficacité à tout prix, bride l’exploration intellectuelle des apprenants.
Dès le plus jeune âge, les enfants arrivent en classe emplis de questions. Une étude menée par le Centre national d’études spatiales (CNES) montrait ainsi que les enfants de maternelle posent en moyenne 200 questions par jour — chiffre qui chute drastiquement à l’âge de 9 ans.
Pourquoi ? Parce que très vite, ils comprennent que seules certaines questions sont valorisées. Que d’autres font perdre du temps. Que la curiosité « hors programme » est écartée.
Comme le souligne Edgar Morin, l’éducation devrait nourrir la capacité à poser des questions, à douter, à explorer l’inconnu. Or, à force de normaliser les parcours et d’évaluer à tout va, l’école finit par installer une compétition où la peur de l’échec prime sur la joie de découvrir.
Ce que montre aussi la recherche en neurosciences : une motivation purement extrinsèque (liée à la note, à la récompense) inhibe sur le long terme la motivation intrinsèque, pourtant essentielle à un apprentissage profond et durable.
À force, le plaisir d’apprendre cède la place à la compétition et à la peur de l’échec. L’évaluation devient le but, non plus le moyen. La motivation intrinsèque s’érode.
La curiosité : moteur oublié de l’apprentissage
On pourrait croire que la curiosité est une disposition naturelle, toujours là, toujours vive. Mais il n’en est rien : elle se cultive ou se fane, selon le climat que l’on offre aux esprits. Et notre système scolaire, comme bien des logiques de formation professionnelle, n’en fait guère un terreau fertile.
Pourtant, tout commence par là. C’est en éprouvant le plaisir de comprendre, en désirant aller plus loin, que l’on apprend véritablement. La curiosité active l’attention, aiguise la mémoire, mobilise l’émotion : autant de leviers cognitifs essentiels à un apprentissage profond. Les neurosciences l’ont montré — et Gruber et al. l’ont même quantifié : plus on est curieux, plus le cerveau encode durablement les informations.
Mais la curiosité, pour se maintenir, a besoin d’espace. Droit à la question hors cadre. Droit au détour, à l’exploration. C’est ce que John Dewey avait compris dès le début du XXe siècle : apprendre, c’est expérimenter. C’est accepter de ne pas savoir — encore. C’est ouvrir des chemins, parfois imprévus.
En 2014, des chercheurs en neurosciences (Gruber et al.) ont démontré que la curiosité active les circuits cérébraux de la récompense, au même titre que le plaisir. Plus on est curieux d’un sujet, plus le cerveau le retient durablement. Le plaisir d’apprendre n’est donc pas un mythe : c’est un mécanisme neurobiologique essentiel à l’apprentissage efficace.
À l’opposé, un enseignement sur-scripté, sur-évalué, finit par tuer cette énergie première. Quand l’école transforme l’erreur en faute, la question en perte de temps, le programme en dogme, elle fabrique des élèves qui n’osent plus chercher. Qui se contentent de reproduire ce que l’on attend d’eux.
Et là où les savoirs se renouvellent sans cesse, la compétence la plus précieuse n’est pas tant de tout savoir, que de vouloir continuer à apprendre. Ce que nous devrions cultiver, ce n’est pas une accumulation de connaissances mortes, mais un désir vivant de comprendre.
Réhabiliter la curiosité, ce n’est pas un luxe. C’est une urgence. Une nécessité pédagogique, mais aussi une exigence éthique : former des esprits ouverts, capables de s’émerveiller, de douter, de relier. Et d’apprendre — pour eux-mêmes, et non pour satisfaire une machine évaluative.
Pourquoi les RH et les formateurs doivent (aussi) réapprendre à apprendre.
La tentation d’uniformiser les parcours ne touche pas que l’école. Dans le monde du travail aussi, la curiosité se heurte bien souvent aux cadres rigides de la formation continue. On empile des modules, on prescrit des séquences, on mesure la conformité bien plus que la progression réelle.
Les formations sont trop souvent conçues comme des réponses standardisées à des besoins prédéfinis. On apprend ce qu’il faut, comme il faut, pour répondre aux attendus d’une certification ou d’un plan de développement des compétences. Mais qu’en est-il de l’apprentissage choisi ? De l’exploration libre ? Du désir d’aller plus loin que le cadre fixé ?
Ce peu d’espace laissé à l’apprentissage auto-dirigé est un angle mort dans bien des politiques RH. Pourtant, la curiosité est ce qui permet aux individus de garder un regard vivant sur leur métier, de questionner les routines, d’enrichir leurs pratiques. Non par simple goût du changement, mais par fidélité à ce qu’est tout travail bien fait : un savoir en mouvement.
Tant que l’apprentissage en entreprise restera conçu comme une matrice de conformité, il ne produira ni liberté d’action, ni lucidité professionnelle.
Cela suppose aussi, pour les formateurs eux-mêmes, de réapprendre à apprendre. De remettre en jeu leurs propres certitudes pédagogiques. D’accepter de ne pas tout maîtriser. D’encourager le tâtonnement, le questionnement, la co-construction du savoir.
Former aujourd’hui, c’est former à apprendre tout au long de la vie. Et cela passe aussi par un travail sur la métacognition : aider chacun à mieux se connaître comme sujet apprenant. Non pour le normaliser, mais pour lui donner les moyens de s’emparer de ses propres chemins d’apprentissage.
Redonner cette place à la curiosité dans le monde professionnel n’est pas un supplément d’âme. C’est une manière de rendre à la formation ce qu’elle ne devrait jamais cesser d’être : un espace d’émancipation intellectuelle.
Bibliographie
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Philippe Meirieu, Apprendre... oui, mais comment ?, ESF, 1987.
➤ Un ouvrage fondateur de la pédagogie constructiviste française, centré sur la nécessité de créer des "situations-problèmes" pour que l'élève prenne la décision personnelle d'apprendre. -
Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, UNESCO, 1999.
➤ Ce texte essentiel propose un cadre philosophique pour une éducation qui enseigne la "pensée complexe", une pensée qui relie les savoirs et qui est, par nature, une "pensée curieuse". -
Guy Avanzini, Histoire de la pédagogie du 17e siècle à nos jours, Privat, 1981.
➤ Pour rester fidèle à l'auteur, cet ouvrage majeur et primé par l'Académie française offre une mise en perspective historique indispensable sur l'évolution des idées éducatives. -
Edward L. Deci & Richard M. Ryan, Intrinsic Motivation and Self-Determination in Human Behavior, Springer, 1985.
➤ L'ouvrage fondateur de la Théorie de l'Autodétermination, expliquant comment la satisfaction des besoins d'autonomie, de compétence et d'appartenance sociale est le moteur de la motivation intrinsèque et du plaisir d'apprendre. -
John Dewey, Experience and Education, Kappa Delta Pi, 1938.
➤ Un texte fondateur de la pédagogie active, qui place l'"enquête" (inquiry), née de la curiosité de l'élève face à une expérience, au centre du processus éducatif. -
Matthias J. Gruber, Bernard D. Gelman & Charan Ranganath, "States of curiosity modulate hippocampus-dependent learning via the dopaminergic circuit", Neuron, 84(2), 486–496, 2014.
➤ L'étude neuroscientifique de référence qui démontre que la curiosité prépare le cerveau à apprendre et renforce la mémorisation en activant le circuit de la récompense.
Sitographie
- UNESCO : Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur — Accès direct au document de référence d'Edgar Morin